Yishai Sarid — Victorieuse (2020)

« Cette fois nous allons jusqu’au bout, pas juste depuis les airs, pas juste depuis sur la mer, mais aussi sur terre – de grandes forces vont envahir le territoire pour  conquérir et vaincre. »

Yishai Sarid, Victorieuse (מנצחת, non traduit), Am Oved, 2020, p. 179.

Victorieuse (מנצחת, non traduit) est un roman très étrange de Yishai Sarid. Il parle d’Avigael, une psychologue de l’armée dont le travail est de sélectionner et former les soldats pour que ces derniers puissent tuer sans hésiter et sans subir de traumatisme après coup. Mère célibataire dont l’enfant est le fils caché du chef de l’État major, elle dispense ses formations, séduisant les militaires, conseille le chef d’État major, s’occupe de son père mourant, d’un de ses patients atteint de stress post-traumatique et encourage son fils à devenir soldat.

C’est le dernier roman que j’ai lu en hébreu il y a environ trois ans. Je n’avais pas écrit dessus à l’époque parce que je l’avais trouvé trop étrange, trop malsain et pas si réussi que ça. Mais ce roman continue de me hanter avec la guerre en Ukraine et d’autant plus maintenant avec la guerre dans la bande de Gaza.

La guerre en Ukraine fut un gros choc, et curieusement, pour encaisser le choc, je me suis rendu compte que m’intéresser à la chose militaire me permettait de rationaliser ce qui était en train de se passer.  Je me suis mis à lire le magazine DSI par exemple (Défense & Sécurité Internationale). Or dans le numéro de novembre-décembre 2023, il y avait tout pour me rappeler Victorieuse. D’une part des premiers retours sur les attentats du 7 octobre, surprise stratégique pour Israël et aussi des articles sur l’apport des neurosciences pour les militaires ainsi que des traitements du stress post-traumatique. Un entretien récent avec un tireur d’élite israélien m’a aussi replongé dedans, en particulier quand il parle du soutien psychologique dont il bénéficie.

Quand Sarid écrit son livre, le contexte est celui des marches du retour à Gaza où les manifestants palestiniens ont pu être visés, tués ou mutilés par les tireurs d’élite de l’armée quand ils étaient jugés trop menaçants. C’est l’époque où Israël appliquait la stratégie de la tonte de gazon (“כיסוח הדשא”: האסטרטגיה כלפי חמאס, ‘Mowing the grass’ in Gaza, de Efraim Inbar) pour contenir la menace des groupes armés gazaouis : quelques opérations de bombardement de temps en temps pour dissuader et gagner quelques mois ou années de calme.

Comme tout le monde, Sarid n’a pas su prédire ou entrevoir ce qui s’est passé le 7 octobre. Alors même que c’était le cauchemar de beaucoup de gens, en particulier avec la menace des tunnels, le fait qu’autant d’assaillants envahissent le territoire israélien en si peu de temps et mènent autant de destructions et de crimes était totalement impensable. L’opération militaire qui se situe à la fin de l’ouvrage de Sarid finit comme toutes les opérations depuis les années 2000, en jus de boudin.

En revanche, ce que Sarid décrit dans ce livre et qui est intéressant, c’est le fantasme de pouvoir enfin aller jusqu’au bout, comme le suggère la citation du livre que j’ai reproduite en exergue de ce billet. L’idée qu’une vaste opération militaire totale permette d’en finir complètement avec la menace existe dans ce livre. On la retrouve un peu dans un précédent livre de Sarid, le Troisième temple, et elle existe sans doute dans la société israélienne, parce que c’est cette idée qui est l’étendard de la guerre actuelle : aller jusqu’au bout.

Dans Victorieuse, cette idée est tournée en ridicule, parce que rien dans le monde d’avant le 7 octobre n’aurait pu permettre qu’elle soit appliquée. Les idées sont exprimées, mais les politiques les plus virulents osent rarement eux-mêmes aller jusqu’au bout. Jusqu’à ce que l’impensable se produise. Le 7 octobre.

Tout le monde a conscience que Netanyahu a intérêt à ce que le conflit dure le plus longtemps, puisqu’il semble que c’est ce qui lui permet de rester à son poste. Rester premier ministre est le seul véritable talent de Netanyahu. En termes de stratégie militaire, il est catastrophique. Rappelez-vous son intervention du 12 septembre 2002 devant le congrès américain pour appuyer une intervention militaire en Irak. Il a dit que si les États-Unis déposaient Saddam Hussein, il garantissait que cela aurait une énorme répercussion positive sur la région allant même jusqu’à suggérer que les jeunes Iraniens voudraient déposer leur régime. Où en est-on aujourd’hui ? Les gardiens de la révolution sont actifs en Syrie, près de la frontière israélienne. Un bulot aurait été meilleur visionnaire. Mais bref, si l’on me passe ce petit tacle anti-Netanyahu quelque peu hors sujet, je ne suis pas sûr qu’une autre formation politique ou qu’un autre premier ministre aurait agi différemment de ce qui se fait actuellement. Le 7 octobre est un traumatisme profond qui a libéré un fantasme israélien qu’il sera très compliqué d’arrêter, parce qu’on va avoir du mal à savoir où s’arrêter.

C’est le gros problème qu’il reste vraiment : l’issue politique. Pour l’instant rien ne se dégage clairement. Personnellement, entre les islamistes et l’extrême droite israélienne, je n’en vois pas. Et c’est tout le drame de cette vaste opération militaire : elle n’aura que peu d’intérêt sans issue politique. L’objectif de détruire le Hamas semble illusoire tant les retombées de la guerre semblent plutôt à même d’alimenter le ressentiment. 

C’est paradoxalement ce qu’il y avait de rassurant à l’époque de la tonte du gazon et de Victorieuse. Il n’y avait pas d’issue politique non plus, mais on pensait savoir contenir la menace, et on se contentait du statu quo.

Nous sommes maintenant dans un monde nouveau où tout est possible. La seule chose qui est certaine, c’est que les retombées psychologiques seront terribles et auront beaucoup de mal à s’apaiser chez tous les protagonistes.

Faut-il lire Victorieuse ? Dans le monde d’après le 7 octobre, c’est sans doute inutile. Et c’est franchement pas si bien et plutôt malsain. Il n’a pas été traduit en français, c’est peut-être un signe de sa pauvre qualité. Malgré tout, c’est un livre qui me hantera longtemps.

« Tu ne sais pas ce que j’ai vu là bas, » dit Shauli. C’est bien. Il parle. « Tu te rappelles quand une fois je suis rentré de l’école et que j’ai vu un chat écrasé dont le ventre était ouvert et que je n’ai pas pu dormir après ? Là bas il y a des êtres humains ouverts. Tu ne sais pas ce qui se passe là-bas, maman, on ne nous avait pas dit que ça serait comme ça. »

Yishai Sarid, Victorieuse (מנצחת, non traduit), Am Oved, 2020, p. 192.

Publié par

Nicolas Legrand

J'aime beaucoup la clarinette, l'hébreu et le jdr. Parfois, je fais de l'informatique en bibliothèque.

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